Octobre 2023 bis :
la barbarie ?

Les Grecs appelaient « barbares » ceux qui parlaient une autre langue qu’eux, une langue incompréhensible pour eux et qui était, de ce fait, perçue comme du bruit. La première violence que Primo Levi subit en arrivant à Auschwitz est l’immersion dans une langue inconnue. Absence ou rupture de la communication entre les êtres humains en présence : telle est la signification première de la barbarie.

Le poète Eschyle dépasse ce sens purement linguistique. Décrivant la misère des Perses, impitoyables attaquants des Grecs et impitoyablement vaincus par eux, le poète tragique met en scène l’humanité de l’ennemi mal traité. Étrangers par leur langue, les barbares sont identiques aux Grecs par leur capacité d’aimer, de souffrir, de rester dignes dans le malheur, de réfléchir sur leur condition. La reconnaissance de l’humanité de l’adversaire transcende la violence des combats. La guerre par légitime défense interdit le mépris moral et l’anéantissement. Car, par-delà les dissensions et les cruautés réciproques, il y a une identité humaine qui exige notre compréhension.

Tout autre est la barbarie nazie qui, excluant d’emblée de l’humanité des collectivités entières, entreprend systématiquement leur élimination. Ici, l’étrangeté de la langue décrite par Primo Levi devient le symbole d’une violence qui, sans autre raison que la haine, vise la destruction de l’autre. Cette destruction refuse préalablement et absolument toute communication. En donnant l’alternative entre conversion forcée et mort violente, la barbarie des croisés chrétiens laissait une chance de survie physique aux présumés impies. Avec la barbarie nazie, le choix fallacieux de la conversion est lui-même aboli. Impossible pour un juif de cesser d’être juif et pour un tsigane de cesser d’être tsigane. Le destin qui leur est imposé est de disparaître.

La barbarie islamiste opère de façon similaire. Déclarant non humains tous ceux qui ne partagent pas son idée religieuse, elle sévit, torture, anéantit tout en utilisant les technologies de la civilisation profane qu’elle rejette et qu’elle veut annihiler. Les nouveaux barbares exhibent leurs abominations sur les réseaux sociaux alors que les nazis les maintenaient cachées. Leur objectif dans cette mise en spectacle est de terroriser les potentielles victimes et de recruter de potentiels bourreaux. Le motif religieux cède le pas à une haine indépendante de toute croyance, une barbarie qui cherche à exciter et attiser la haine, une barbarie qui, à terme, vise la destruction de l’humanité -enrôlant les uns et assassinant les autres. Serions-nous confrontés à une barbarie historiquement inédite ? La question mérite d’être posée et pensée.

Car, insuffisamment pensée, la situation inaugurée le 11 septembre 2001 nous tend un horrible piège : celui de prendre pour légitime défense l’application de la loi du talion ; de contre-attaquer la barbarie de l’adversaire en devenant indifférents au destin des populations civiles et de leurs environnements. Insuffisamment pensée, cette nouvelle donnée pourrait nous faire oublier la barbarie tapie dans ce que nous appelons « notre civilisation ». Une mondialisation qui sacrifie populations et régions entières à ses intérêts marchands et à laquelle souscrivent diversement États formellement démocratiques et États franchement tyranniques est-elle le contraire de la barbarie ? Peut-elle réellement s’y opposer ? Peut-elle espérer la vaincre ? Comment éradiquer un mal qui, toutes proportions gardées, ne nous est pas étranger ?

Partager cet article

La consultation philosophique

Renseignez ce formulaire
et je vous contacterai dans les meilleurs délais