Face à la misère du monde, que puis-je moi, individu conscient mais dépourvu des connaissances suffisantes, individu bien intentionné mais participant inévitablement à cela même que je déplore ? Je suis dans l’ignorance malgré mes efforts d’apprendre, car les malheurs d’aujourd’hui plongent leurs racines dans une histoire qui m’échappe tant par son épaisseur que par la divergence de ses commentateurs. Je participe au malheur du monde malgré mes indignations, car à ma compassion inactive s’ajoute le fait qu’il m’arrive de voyager en touriste là où des tyrans sévissent et que je m’approvisionne quotidiennement sur un marché corrompu quand même il affiche le contraire.
Certes, j’essaie d’exercer mon discernement pour prendre la mesure des choses. Par exemple. Ne pas faire des punaises de lit un sujet de politique nationale. Résister à l’oubli des événements importants où nous précipite l’information de l’éphémère sensationnel. Ne pas prendre parti sans me confronter à d’autres visions que la mienne. Prendre parti seulement pour rejeter la violence et l’indifférence de quelque bord qu’elle vienne.
Certes, à côté de ces attitudes privatives, je m’efforce d’être le moins pesante et le moins inutile possible à mes proches, êtres aimés et fréquentés dans un contexte ou dans un autre. Certes, je peux m’engager dans une organisation humanitaire, financer des aides, je pourrais même aller offrir mes services sur les lieux des désastres. Mais même dans ce cas de générosité agissante, qu’apporterais-je d’autre sinon soulagement à quelques individus que le hasard des attaques barbares a abandonnés à leur survie ? Le malheur poursuivra son cours, impassible.
Un Léviathan nouveau semble émerger des ténèbres de l’irréductible faille humaine. Un monstre politiquement accepté par les démocraties elles-mêmes. Une puissance anonyme qui transforme tout en marchandise, qui dissimule les atrocités de fait sous l’instant t’ de leur mise en spectacle, qui écrase tout, tantôt par les rouages d’une gestion technicienne des existences et tantôt par les décrets inhumains d’une idéologie dominante.
Certes, il y a partout des personnes qui pensent, il y a des voix qui s’élèvent pour nous éclairer et des actions héroïques pour nous rappeler l’humanité de l’humain. Certes, j’ai la liberté de choisir le camp le moins obscur avec mes petits moyens. Certes, j’espère pouvoir être un « juste » qui protège le persécuté le jour où le racisme et l’intolérance frapperont directement à ma porte. Mais, à part cela, que puis-je moi, citoyen méprisé par des acteurs politiques en quête permanente d’électeurs ? Politiques qui s’en vont sermonner les ennemis de la démocratie au lieu de la respecter, de ma défendre et de l’incarner ici où elle agonise.
Mon questionnement vient du sentiment, à la fois pénible et supportable, de mon impotence face à ce qui, en tant qu’être humain, ne peut ne pas me concerner.