Penser, c’est dire non. Cette phrase d’Alain, extraite de son contexte, porte à confondre l’exercice de la pensée et l’opposition systématique, qui en est le contraire caricatural. Telle est l’erreur récurrente des partis politiques actuels qui y puisent leur sentiment d’exister. Le lien entre s’affirmer par une idée et exister puise sa source dans le fait que, pour le vivant conscient que nous sommes, exister en tant que sujet et penser sont inextricablement liés. Encore faut-il s’entendre sur ce que penser veut dire.
La racine du mot français renvoie à l’acte de peser. Pour déterminer le poids d’une chose, il est nécessaire de la comparer à d’autres réalités semblables en tenant compte du contexte. La pesée est appréciation d’une situation dans le double but de la comprendre et de la traiter. On ne pèse pas pour le plaisir de peser mais afin de procéder à une action utile. On ne pèse pas une fois pour toutes, car les valeurs pondérales changent avec les circonstances qu’elles modifient à leur tour. Penser est donc une démarche concrète, mouvante et ouverte. Le « non » par lequel la pensée est refus des impressions vagues que je peux avoir en l’absence d’une mesure effective, il est refus des manipulations dont je risque d’être victime si j’accepte, yeux fermés, l’évaluation qu’on me présente. C’est à elle-même que la pensée dit non, précise Alain.
Ce « non » purgatif des préjugés, des idées vagues et des illusions ouvre la voie au « oui » propre à la pensée. Il ne s’agit pas de consensus mou, de consentement de lâcheté ou/et de complaisance mais d’acquiescement à ce qui, compte tenu des facteurs en présence, est le plus pertinent, le plus juste, le plus utile. Il ne s’agit pas d’adhésion en bloc à un présumé absolu mais de prise de position éclairée, motivée, constructive. Quant aux « non » extrêmes, énoncés lors de situations/limite – non à la tyrannie, non à la trahison, non à l’injustice, non au mensonge avéré –, ils sont en fait des « oui » ardents émanant de notre attachement à des valeurs plus fortes que le confort, l’intérêt, le plaisir immédiat, voire la vie elle-même.
Ce détour permet de mesurer – de penser – l’absence de pensée que dissimule l’opposition de principe des individus qui renoncent à leur statut de sujet pensant pour se fondre au parti pris d’un parti politique. Il faudrait associer la pensée d’Alain à celle de sa brillante disciple Simone Weil. Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. L’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite…
Et si la refonte de la démocratie passait par la suppression des partis politiques ? Dans ce cas, elle exigerait la lente et patiente initiation des écoliers à la pensée dialectique – à la pensée qui dialogue en permanence avec elle-même et se confronte aux pensées différentes et adverses pour peser les situations…