Par différence aux Hébreux, « à l’écoute » d’un Dieu qui leur interdit sa représentation en images, les Grecs érigent la « vision » en moyen d’accès à la connaissance des fondements. Les mots « idée », « théorie », « phénomène », qui sont au cœur de nos philosophies et de nos sciences, sont issus des verbes voir, contempler, apparaître à la lumière. Notre culture, héritière pourtant autant d’Athènes que de Jérusalem, accorde une place centrale à la « visibilité » et place l’écoute au second rang quoi qu’elle en dise.
Mais notre rapport à la visibilité s’est, depuis les Grecs, renversé. Alors que ceux-ci aspiraient à voir avec l’oeil de l’esprit l’essentiel qui se dérobe aux yeux du corps, nous nous appliquons à percer les parois des choses matérielles pour rendre leur intériorité « transparente ». Imagerie publicitaire, imagerie médicale, photographie immédiate, exposition spectaculaire des vies privées, présence spéculaire sur les réseaux sociaux… Passionnés du voir physique, nous voulons tout voir, tout donner à voir, vendre en passant par les « influenceurs », ces nouvelles figures de la visibilité numérique… Nos ancêtres se désiraient « visionnaires », nous sommes surtout « voyeurs » et « exhibitionnistes ».
Pris dans le tourbillon d’une vision qui ne révèle rien mais cumule les projections sur écrans, nous réalisons l’apothéose de la société de spectacle dénoncée par Guy Debord comme le sommet de l’aliénation consumériste. Le sociologue des années 1970 décrit cette nouvelle servitude indolore et absorbante qui convertit l’ensemble des rapports sociaux en rapports d’images téléguidées par les pouvoirs en place. Pouvoirs invisibles car ils opèrent leurs montages dans les coulisses, à notre insu. Un demi-siècle plus tard, nous assistons à l’exaspération de ce phénomène. Les individus cherchent à s’assurer de leur existence en étant constamment présents sur snap’s et autres chat’s. Les politiciens se montrent plus qu’ils ne pensent, les entreprises utilisent des personnes médiatiquement surexposées comme relais d’opinion. L’espace public cesse d’être un cadre de discussion pour devenir vaste champ de visibilité.
La densité d’une réalité se jauge actuellement à sa surface de visibilité. Dans ces conditions, l’œil de l’âme se trouve embourbé. Il désapprend à s’étonner de l’évidence première, à questionner les apparences et à désirer deviner ce que les technologies de l’image ne sauraient livrer. Ainsi obscurcie, l’âme redoute par-dessus tout la mort physique, cette donnée irréductible du destin qui arrache d’un coup l’individu à sa « visibilité ».