« Homme », ce terme français pour signifier une espèce particulière de vivants, est actuellement frappé de disgrâce sémantique. Utilisé pour désigner à la fois une espèce animale et un genre sexuel, il a été suspecté, puis accusé, de vouloir soumettre la femelle au mâle. S’il est vrai que les mots d’une langue véhiculent toute une représentation du monde, il est intéressant de noter que cette ambivalence concerne surtout les langues d’origine latine. Serait-ce parce que le « machisme » y est plus prononcé ? Cette hypothèse est infirmée par le terme grec, anthropos, produit par une culture qui, à l’évidence, exaltait publiquement le masculin et rivait le féminin aux tâches domestiques. Philanthrope était le qualificatif donné à Prométhée, pourvoyeur de feu, qui arracha les humains à la misère à laquelle les livrait la déficience de leurs instincts naturels.
L’intention de la Déclaration des droits « de l’homme » était de suppléer aux inégalités naturelles par l’égalité de tous les individus devant la loi. Si l’octroi du droit de vote aux femmes a scandaleusement tardé en France (1944), ce n’est pas à cause du terme « homme » mais en raison d’un préjugé et d’une coutume fortement ancrés. À moins de prétendre que c’est la distinction terminologique entre « human » et « man » qui a porté les Anglais à nous précéder de trois décennies (1918). En tous cas, il est évident que l’écart entre prise de conscience et application puise sa source dans un pouvoir depuis longtemps détenu, monopolisé, par des humains de sexe masculin.
Cette domination multimillénaire est indéniable. Le fait que les détenteurs d’un pouvoir soient portés à en abuser l’est aussi. Le combat pour l’égalité de tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe et de leur identité sexuelle, est incontestablement tardif et indiscutablement légitime. Mais ne sommes-nous pas en train de remplacer un préjugé par un autre ? De glisser d’un combat nécessaire à une dérive périlleuse ? Celle de considérer tout humain de sexe masculin comme un potentiel prédateur et d’effacer ainsi la ligne de démarcation entre violation de la personne et jeu de séduction ? Jeu ancré dans l’univers animal dont nous sommes. Le paon fait la roue pour attirer la paonne… Rôles inversés par rapport aux nôtres où c’est surtout la femelle qui se pare pour plaire…
En nommant son témoignage de prisonnier des camps d’extermination Si c’est un homme, Primo Levi affirme mieux que tout autre l’égalité de tous les humains face à l’humiliation, la souffrance et la mort. Faudrait-il rebaptiser son livre pour y « inclure » les femmes ? Ne faut-il pas plutôt prendre la mesure de ce qui est « inhumain », qu’il soit perpétré de main masculine ou féminine ? L’égalité n’est-elle pas au prix de l’exigence lucide ? Le retrait du terme générique « homme » est trop proche du soupçon qui accable tout mâle pour qu’il puisse induire un réel changement de comportement. Ce changement ne peut naître du soupçon mais du respect et de la confiance réciproques.