Mars 2024 :
la morale à l’américaine ?

Pour observer la démocratie, Tocqueville choisit un pays vierge de passé monarchique. Le jeune peuple américain, composé d’immigrés européens, a la chance de pouvoir se construire sans être lesté des préjugés et des haines qui marquent l’histoire européenne. S’il fait confiance à la Providence, Tocqueville ne manque pas de repérer les vers qui rongent le fruit démocratique. Suprématie de la passion pour l’égalité des conditions sociales sur la passion pour la liberté de pensée et d’action. Emprise de l’égoïsme qui, rivant chacun sur ses intérêts privés, favorise l’indifférence politique. Ces travers orientent la démocratie moderne vers un despotisme d’un genre nouveau qui, profitant de l’individualisme hédoniste et politiquement indifférent des citoyens, s’empare de la gestion technique tous les domaines de l’existence.

Offrant à tout citoyen la possibilité d’améliorer sa condition financière, l’Amérique rendait ouvertement honneur à l’argent alors que l’intérêt pour celui-ci était hypocritement tenu à garder le silence dans l’Europe catholique. Pénétrée de la foi chrétienne des migrants, l’Amérique déployait une morale puritaine, à rebours d’une certaine Europe toujours prompte à franchir les lignes des conventions morales et de jouer avec le scabreux. À l’abri des persistances et tentations monarchiques européennes, l’Amérique tenait à préserver ses institutions démocratiques. En mettant scandaleusement en parenthèses la question de l’esclavage des noirs, on peut saluer la continuité des régimes démocratiques américains et reconnaître la contribution décisive de ce grand État d’outre océan à notre victoire sur les nazis. 

De loin, nous observons l’évolution de la démocratie en Amérique. Le puritanisme américain s’acharne actuellement à combattre les discriminations en catégorisant les identités, et cela au point de tuer diversité et relations humaines spontanées. Parallèlement, le gangster Trump jouit d’une étonnante popularité, le cumul des péchés ne faisant que le rendre plus sympathique. La passion égalitaire que repérait Tocqueville semble céder le pas à la passion pour une représentation corrompue de la liberté. Ignorant tant l’exercice autonome de la pensée que le respect des biens et des possibilités d’autrui, cette conception de la liberté héroïse jusqu’à l’idolâtrie celui qui ose transgresser toutes les limites. Le « tout est possible » en termes de progrès social devient un « tout est permis » pour accéder aux premières places du pouvoir.

Mais qu’en est-il de nous autres européens ? Ne sommes-nous pas enclins à un nouveau puritanisme, prompt à faire la chasse aux sorciers jusqu’à mettre à mal la présomption d’innocence ? Ne sommes-nous pas perméables au faux éveil du « wokisme » qui, sous prétexte de combattre les ségrégations, irrespecte la variété des identités autant des personnes que des cultures ? Ne dissimulons-nous pas, derrière nos querelles de chapelle idéologiques et sous les reproches adressés à nos gouvernements libéraux, notre indifférence à l’égard du devenir politique de nos libertés ? N’encourageons pas, par ces attitudes combinées, la montée de la droite extrême, violemment raciste ?  En observant la démocratie en l’Amérique de son temps, Tocqueville voulait éclairer et stimuler l’esprit démocratique européen. En observant la démocratie américaine d’aujourd’hui, nous pourrions repérer, pour tenter de les corriger, les dérives auxquelles, à notre su et insu, nos comportements vouent la nôtre.

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