Ce que nous appelons « le temps » est une énigme pour la pensée. Le temps n’apparaît qu’indirectement, à travers le changement des choses matérielles et l’écoulement de nos états de conscience. Sa « mesure » est obtenue indirectement, par l’écart constaté entre un fait et un autre, entre l’événement et son souvenir, par nos attentes et impatiences. Les affirmations philosophiques : « le temps n’existe pas », « le temps est une distension de l’âme » ne sont guère insensées. Elles sont confirmées par la théorie de la relativité qui fait du temps la quatrième dimension indissociable des trois dimensions de l’espace. Le temps n’a pas de réalité « en soi ».
L’expression actuelle « temps réel » suggère que la transmission immédiate, instantanée, des informations résout cette énigme par miracle. Les technologies du numérique surmonteraient l’asservissement de la temporalité à la matière en « réalisant » la simultanéité entre l’événement et sa représentation, entre le fait et sa réception. Nous avons l’impression d’assister à la scène projetée sur notre écran, nous échangeons effectivement sans délai avec un interlocuteur situé à l’autre bout du monde. Le temps médiatique supprime la résistance de la durée, abolit virtuellement les fuseaux horaires en conférant aux humains le pouvoir d’être présents au présent.
Mais qu’en est-il de cette présence dépendante du canal de transmission et donc de la nécessité de choisir, non pas l’événement, mais le canal ? Qu’en est-il de cette présence qui, pour être, suspend l’expérience directe, personnelle, du présent ? Qu’en est-il de cette présence qui suscite nos réactions émotionnelles aux images en médusant notre discernement et notre faculté de sentir ? Car le discernement advient avec l’écart entre le moment de l’événement et le moment de la pensée. Car le sentiment est appropriation, par modelage intime, de ce fait brut qu’est l’émotion. On ne « gère » pas ses émotions, on les « digère » en les apprivoisant… grâce à la durée.
Certes, la possibilité d’échanger sans attendre avec un interlocuteur lointain offre l’avantage de la présence immédiate. Mais, dans ce cas, la technique abolit la distance et non le temps qui « se réalise » dans le déroulement de la conversation. Toute présence réelle est temporalité vécue, elle est durée tissée et partagée. S’il est un « temps réel », c’est bien le temps vécu. Ce temps nous est sans cesse volé ou, plus exactement, nous acceptons que ce temps nous soit volé. Ainsi, nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre, selon la formule de Pascal. Ainsi, nous travaillons à notre propre disparition, selon l’idée plus radicale de Jean Baudrillard.