Depuis quelque temps, la notion d’intelligence se trouve affublée de qualificatifs qui sont incompatibles avec elle. « Intelligence émotionnelle » d’un côté, « intelligence artificielle » de l’autre. Différente de l’instinct par son aptitude à improviser des solutions, l’intelligence est distincte de l’émotion, réaction affective involontaire irrésistible à une stimulation. Présente chez un grand nombre d’animaux dotés d’un certain type de système nerveux, l’intelligence est d’un tout autre ordre chez le vivant humain par sa capacité de produire de la parole, de la mémoire collective, de l’organisation sociale, de la conscience de soi et de la pensée rationnelle.
La notion d’intelligence émotionnelle, importée des États-Unis, prête à confusion. C’est précisément parce qu’elle n’est pas émotionnelle – parce qu’elle n’est pas assujettie aux mouvements spontanés de la sensibilité – que l’intelligence peut se distancer des émotions pour les revisiter mentalement et les comprendre. Et c’est grâce à cette mise à distance que, justement, nous pouvons faire preuve d’empathie. La notion d’intelligence artificielle, également importée des États-Unis, est trompeuse. Dépendant des informations et connexions dont il dispose, le robot le plus performant reste privé de la capacité de créer de l’inédit. Or c’est l’aptitude à produire ce qui n’a jamais existé auparavant qui caractérise, naturellement, l’intelligence humaine. Et c’est grâce à cette capacité que plus d’une fois l’intelligence d’un stratège a remporté une victoire improbable.
Libéré de ses vêtements « fast-fashion », le concept d’intelligence humaine retrouve sa signification. Pouvoir de projection hors de l’immédiat, de contextualisation et d’invention, l’intelligence saisit le sens des situations aussi bien familières qu’inattendues. Son rapport aux réalités diverses de notre expérience n’est pas de conformité mais d’originalité. Ce n’est qu’embrouillée par nos émotions brutes, nos idées reçues et nos appellations incontrôlées que notre intelligence s’abîme jusqu’à nous rendre imbéciles, jusqu’à nous faire redouter, haïr ou adorer les pouvoirs des robots – et donc à réagir émotionnellement à nos créations au lieu d’exercer, avec leur aide, notre discernement.
À la réflexion, le danger est là où nous l’attendions le moins : dans la possibilité de nous laisser « robotiser », de donner la priorité à la machine « intelligente » sur notre « nature » intelligente. De nous laisser, en somme, dominer par les fabricants et manipulateurs de logiciels au lieu de nous entraîner à en user intelligemment. Si le caractère révolutionnaire de cette nouvelle invention humaine est indiscutable, si nos repères connus s’en trouvent bouleversés, cette révolution reste le fruit de notre humaine intelligence qui garde la possibilité de s’en servir à son avantage. À moins d’opter pour le suicide… choix toujours ouvert pour qui dispose de liberté.