Juillet-Août 2024 :
les limites de la décence ?

Voici qu’une figure emblématique de charité se trouve accusée de comportements abusifs sur plusieurs femmes. L’Abbé Pierre, militant fervent contre l’exclusion sociale et fondateur génial de la communauté Emmaüs, organisation laïque de lutte contre la pauvreté, rejoindrait la horde des mâles coupables d’agressions sexuelles. Qui plus est, il entrerait dans la catégorie de ceux qui profitent de leur position pour sévir en restant impunis. Il est hélas vrai que le pouvoir, qu’il puise son aura dans l’argent, la supériorité hiérarchique ou l’ascendant religieux, corrompt celui qui en dispose.

Le cas Abbé Pierre nous interroge cependant plus particulièrement que d’autres. Non seulement parce qu’il s’agit d’un homme dont le parcours politique et social fut une lutte infatigable contre l’injustice, pour une meilleure humanité. Mais aussi parce que cet homme, accusé dix-sept ans après sa mort, est dans l’impossibilité de se défendre. Si la présomption d’innocence est aujourd’hui bafouée au profit du crédit accordé à l’accusation, la présence physique de l’accusé laisse la porte ouverte au procès légal et donc à son éventuel acquittement. Le recours aux tribunaux sert encore de rempart contre les attaques arbitraires glissées parmi celles qui sont légitimes.

La première question soulevée par le cas Abbé Pierre concerne l’imperfection humaine. Existe-t-il un être humain, aussi talentueux par ses dons, aussi vertueux dans ses intentions soit-il, exempt de défauts voire de vices ? La réponse à cette question, à l’évidence négative, en entraîne une autre. Comment mesurer ce qui, des torts et des vertus, pèse plus lourd dans l’appréciation morale d’un être humain ? Heidegger n’a jamais retiré sa carte d’appartenance au parti nazi pas plus qu’il n’a hésité à dénoncer ses collègues juifs et à tromper son épouse en dépucelant son étudiante Hannah Arendt. Pourtant, il est considéré comme un grand philosophe. Sur la balance morale de l’Abbé Pierre, quel est le plateau qui l’emporte ? Ses œuvres dont nous bénéficions encore maintenant ou ses attouchements déplacés ?

La deuxième question concerne la démesure humaine. N’existerait-il pas un seuil au-delà duquel une plainte, même fondée, devrait être assumée et non exposée publiquement ? Ce seuil est de deux sortes. Le premier est posé par la responsabilité de la victime. Sous emprise ou franchement violentée, de toute façon traumatisée et muette par honte et souffrance mêlées, pour quoi met-elle plus de 20 années pour s’exprimer et pourquoi s’exprimer en dénonçant ? N’y aurait-il pas d’autres voies pour reconstruire son intégrité ? Le deuxième seuil est posé par la réalité du présumé coupable. N’est-il pas absurde de pourchasser quelqu’un qui n’est plus ? Et quel sens donner au désir d’oblitérer la face incontestablement lumineuse d’une personnalité en soulignant sa face obscure ?

Une « démesure » semble actuellement hanter les accusations relatives aux agressions sexuelles. Or toute démesure confond le réel et le fantasmé. Or toute démesure transgresse les limites garantes de la décence, de la dignité, de la justice et de la liberté. Comment raison garder ?

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