L’intuition serait pour le vivant humain ce que l’instinct est pour l’animal : saisie immédiate de ce qui est utile à la vie et déclenchant la réaction adaptée à la circonstance. L’apparente simplicité de la comparaison se heurte à un fait : l’instinct de survie de l’être humain n’est pas décliné en comportements génétiquement programmés pour saisir l’utile et agir à propos. S’y ajoute le fait qu’est utile humainement non seulement ce qui sauve la vie mais aussi ce qui imprime sens à celle-ci. Or le sens n’est pas donné, il faut le trouver, l’élaborer, l’honorer. L’intuition serait un instinct paradoxal, un instinct non instinctif qui, à rebours du raisonnement analytique et contrôleur, synthétise et choisit.
À côté des cinq sens, spécialisé chacun en un type de perception du réel, Aristote introduit un sixième, le sens commun. Ne correspondant à aucun organe physique, ce sens synthétiserait leurs informations en les reliant à l’individu percevant. Ni raison ni instinct, le sens commun capterait spontanément le lien entre les choses observées, entre la situation observée et l’individu, offrant à celui-ci des pistes pour s’orienter dans l’existence. Capteur immédiat de liens, ce sixième sens n’offrirait pourtant pas la compréhension qui exige le travail intellectuel. À côté de l’intelligence, Bergson introduit intuition, saisie intime et directe que chaque personne a d’elle-même. Captation immédiate de soi comme unité qui dure à travers les changements, l’intuition brancherait l’individu sur l’évolution créatrice de la vie. Par ce branchement, l’intuition fonderait la compréhension de ce qui est existentiellement fertile et inspirerait à l’individu des choix émanant, non du conditionnement social, mais de sa personnalité.
Deux penseurs très différents, Aristote et Bergson, soulignent les limites de la raison dans la compréhension de l’existence. Après Aristote et malgré Bergson, l’Occident donne sa préférence à la raison en estimant vrai seulement ce qui est scientifiquement prouvé ou rationnellement argumenté. Chemin faisant, l’éducation institutionnelle des enfants et l’instruction des adultes maintiennent intact le parti pris pour la raison et son dérivé instrumental, la programmation, le contrôle et la gestion. Vérificatrice et lente dans sa démarche, la raison manque ce qui est pertinent pour la vie, ondoyante et diverse, en nous laissant désarmés face à sa complexité. Nous voici dans l’embarras : désormais conscients des limites de la raison, méfiants à l’égard de l’intuition, nous cherchons remède dans la réhabilitation ambiguë des émotions – ”intelligence” émotionnelle, ”gestion” des émotions.
Ni instinct ni émotion, l’intuition est, peut-être, l’éclairement soudain d’une situation par la mobilisation immédiate de tous nos acquis, par l’implication spontanée de ce nos ressources intérieures dans la compréhension de ce qui advient hors de nous et en nous. L’intuition aurait l’immédiateté de l’instinct et l’épaisseur de notre culture, elle serait le fruit du travail de la pensée. Travail pour assimiler les informations de nos sens et de notre raison pour en extraire les significations à chaque fois singulières en résistant à la tentation de ramener le nouveau à l’habituel et au connu. Par ce travail, l’acte de comprendre s’affinerait – et sa fine pointe serait, justement, l’intuition.