Le bicentenaire de la mort de Napoléon interroge la relation complexe d’une collectivité à son passé. Regardant celui-ci avec ses yeux de maintenant, brûlant par ignorance les étapes intermédiaires, la société d’aujourd’hui porte sur celle d’hier un jugement inévitablement anachronique. Elle s’indigne de ce qui, jadis, allait de soi. Comment qualifier de démocratique l’Athènes de Périclès qui affirmait l’égalité des citoyens en excluant les femmes et en maintenant l’esclavage ? Comment accepter le révolutionnaire Bonaparte et le réformateur de la France Napoléon alors que cet homme a rétabli l’esclavage ?
La question est importante car elle concerne notre faculté de juger – de discerner, comprendre et évaluer aussi bien les faits passés que les événements présents. La question est problématique car elle s’inscrit dans le mouvement irréversible de l’évolution autant des mœurs que des critères personnels – dans la différence irréductible entre le présent et ce qui fut. La démocratie moderne qui, sans doute, n’aurait pas été sans l’expérience athénienne, marque de fait un énorme progrès en déclarant l’égalité de tous les êtres humains. Le droit contemporain, puisant leçon dans l’extermination nazie, marque un énorme pas en avant en condamnant le racisme et le crime contre l’humanité.
Mais ce progrès indiscutable légitime-t-il – intellectuellement, moralement et politiquement – l’impitoyable procès rétrospectif de ceux qui, vivant dans d’autres temps, aux prises avec d’autres nécessités et dilemmes, nous ont précédés ? Mais ce progrès indiscutable correspond-il à un progrès global – recouvre-t-il toutes les exigences de justice que nous impose notre commune humanité ? La prise en compte de la complexité des situations permet-elle de rejeter en bloc institutions et personnalités du passé en leur appliquant les politiques et géopolitiques d’aujourd’hui ? En affirmant une supériorité sur nos prédécesseurs, notre moralisme ne serait-il pas un moyen de ne pas regarder en face nos nouvelles barbaries ? Et si nous étions devenus tout simplement plus sournois par l’écart introduit entre notre dire et notre faire ?
Bergson nommait illusion rétrospective l’interprétation du passé à partir du présent. Associée à la carence introspective qui, selon Edgar Morin, caractérise notre temps, l’illusion rétrospective encourage les régressions en pavant l’enfer de bonnes intentions.