Les Grecs abordent l’inquiétude face à l’avenir en croyant au Destin. Deux grandes figures illustrent celui-ci. La Nécessité, puissance anonyme à laquelle les dieux eux-mêmes sont soumis – Nécessité coïncide avec l’ordre immuable de l’univers, associé à l’enchaînement implacable des événements. Les Parques, trois divinités sœurs – Fileuse tisse le fil de la vie, Répartitrice tire au sort pour attribuer un filage particulier à chacun, Inflexible rompt ce qui, tissé, s’était déroulé. La part d’arbitraire est incluse dans l’idée grecque de Destin : alors que toute vie est fatalement bordée par la naissance et la mort, l’attribution du fil individuel dépend du hasard… La concaténation la plus serrée et la contingence la plus aléatoire composent, contradictoirement, les deux faces du Destin/Fatum.
À cette représentation paradoxale font écho les figures du héros tragique et du sage stoïcien. Achille sait que le sort lui réserve une vie brève mais il en ignore le contenu et la durée. Aimant ce qui lui échoit, il déroule son existence à partir de ses passions – passion amoureuse, passion belliqueuse. Épictète sait que le cours de sa vie est prédéterminé mais il en ignore le contenu et la durée. Aimant ce qui lui échoit, il travaille à changer sa représentation des choses pénibles pour mieux les porter. L’attitude grecque face au Destin est tantôt combat, tantôt résignation, dans les deux cas, amour. Cet amour porte autant le héros que le sage à ne pas subir leur destin, à agir dans la marge ouverte par leur approche personnelle des événements. Curieusement, l’un et l’autre répondent au principe de Sartre : ils sont ce qu’ils se font. À partir de l’étoffe commune de la vie humaine, prise entre l’énigme de la naissance et de la mort, ils tissent chacun leur toile singulière.
C’est peut-être cela que nous avons oublié : la plasticité du lot qui nous est imparti sur fond de limites irréductibles. Cet oubli entraîne le désir d’un échange impossible : échanger la pensée de la mort inévitable contre la sécurité et la longévité. L’impossibilité d’un tel échange nous porte souvent à nous tromper de cible. Plutôt que de tendre notre arc du « ciel » d’où nous sommes par hasard tombés sur la « terre » où nous avons à dérouler notre fil complexe, nous cherchons à sécuriser nos vies en nous appliquant à en contrôler minutieusement les paramètres. Cette orientation risque de nous faire manquer l’amour au sens le plus concret et le plus large. Amour de ce qui est. Amour de l’incertain à venir. Amour du travail sur soi à accomplir. Amour de l’autre dans son altérité. L’amour de la pensée lucide. L’amour de la liberté. L’amour est cette expérience agissante où destin et hasard, confiance et incertitude, se trouvent étrangement entrelacés. S’il n’exclut ni peine ni chagrin ni malheur, l’amour apporte toujours un fond de joie.