Les réflexions sur les totalitarismes du 20ème siècle soulignent le rôle déterminant des « mass media ». Monopolisés par un État à parti unique, ces techniques de communication diffusent les mêmes informations, simultanément, à une foultitude de gens. Livrés à domicile, les messages médiatiques pénètrent l’espace privé des récepteurs et, capturant l’attention de chacun séparément, tuent le désir de la discussion. Donnant l’illusion de la compagnie, radio et télévision génèrent la masse, assemblage informe d’individus isolés, dépourvus d’initiative, muselés et prêts à adhérer à l’idéologie la plus sordide.
L’avènement des « social media » semble favoriser les discussions en créant des agoras de libre expression des idées. Associés aux progrès du virtuel qui tend à effacer la frontière entre réalité et simulation ainsi qu’aux questions/réponses algorithmiquement codifiées, les réseaux sociaux favorisent l’’oubli des réalités concrètes, les réactions émotionnelles et les fake news. En l’absence de contrôle étatique, la libre circulation des opinions génère leur périlleuse équivalence. Vérité et erreur, mort effective et mort virtuelle, émotion et réflexion, avis personnel et anonymat se confondent.
Cette confusion offre à l’idéologie un nouveau mode de vie. Ce n’est plus la vision du parti au pouvoir qui s’impose par la terreur mais le conflit acharné, démocratiquement autorisé, d’un petit nombre d’idéologies politiques. Ce « pluralisme idéologique » maintient toutefois intacts deux traits caractéristiques essentiels de l’idéologie totalitaire : le fanatisme, naturellement exclusif et destructeur d’altérité, et le racisme qui fabrique le bouc émissaire. La nouvelle vie de l’idéologie est faite de violences, de terreurs et de meurtres perpétrés au nom des « ismes » censés combattre les « phobies ».
Peut-être assistons-nous aujourd’hui à la transformation du système totalitaire. Pendant que l’État officiellement démocratique s’organise pour protéger nos vies réduites à leur nature biologique, les social media propagent mondialement des réseaux où l’illusion d’échanger propage l’absence de pensée. De crainte d’être débordés par leurs rivaux, les mass media surenchérissent en s’instituant en caisse de résonance mimétique des social media. Assaillie de toutes parts, la liberté de pensée se débat dans le nouveau labyrinthe technologique.
Inventer le fil d’Ariane qui libère des labyrinthes est le devoir de la pensée qui n’est pas encore neutralisée. Tirer le fil de la pelote pour s’orienter malgré l’obscurité… L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, note Marx. À condition de bien les poser, complète Bergson…