Opposée à la connaissance, l’ignorance n’est pas un état définitif. Elle est même l’état qui la précède et ce qui en attise le désir. Venus au monde comme des « tables rases » – des esprits sur lesquels rien n’était encore écrit –, nous passons notre existence à y inscrire au fur et à mesure des pensées nées de nos impressions. Le constat célèbre de Socrate « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » invite à prendre conscience d’une disproportion irréductible : aussi savants que nous devenions, la somme de nos savoirs restera inférieure à celle de nos ignorances. « Plus j’apprends, disait Einstein, plus je réalise que je ne sais pas ». Depuis les fantastiques progrès des sciences et des techniques, les astrophysiciens confessent que, plus ils avancent en connaissances, plus la part d’inconnu s’épaissit.
Mais l’inconnu n’est pas l’inconnaissable. Il est l’horizon et le moteur de tous les apprentissages. Moteur infatigable car irrigué par caractère illimité, constamment insatisfait, du désir qui porte notre intelligence à considérer l’inconnu comme un défi. Moteur de tout apprentissage, à commencer par celui de l’enfant joyeux de découvrir le monde à travers les mots qui en révèlent la structure et la richesse. Moteur périlleux, cependant, dès lors qu’il s’emballe de démesure. Démesure de certains « scientifiques » qui, actuellement, prétendent la victoire future sur la mort. Démesure aussi de plusieurs individus qui, croyant connaître les volontés de Dieu, subissent et font subir le fanatisme de leur illusion de savoir.
Pour enrayer les délires théologiques – ces fabriques sophistiquées pour prouver l’existence de Dieu, définir l’itinéraire pour l’approcher et les recettes pour le vénérer -, certains mystiques, situés entre le Moyen-Âge et les Temps modernes, proposent une autre voie. « Inconnaissance » est le mot inventé par un auteur inconnu pour désigner l’ignorance face à l’inconnaissable et, surtout, l’attitude que cette ignorance particulière inspire. Aussi loin que nous allions dans la connaissance du réel – celle de l’univers aux contours indéfinissables, de notre âme abyssale, de nos vies vouées à la mort – nous ne parviendrons jamais à saisir ce qui échappe à notre raison. Aussi avons-nous à sentir avec notre cœur la force inouïe d’un mystère créateur d’univers, de vie et de pensée.
« Docte ignorance » est la formule utilisée par Nicolas de Cues pour désigner la démarche d’un intellect qui connaît ses limites et qui choisit le silence devant ce qui le dépasse. Que nous croyions en une divinité ou non, que Dieu existe ou pas, le mystère enveloppe la réalité connaissable tel un « nuage d’inconnaissance ». Au lieu de le repousser ou de vouloir le dissiper, nous pourrions y voir la force créatrice inépuisable qui, en nous englobant, nous anime indéfectiblement.