Descendante de Phénix, oiseau qui renaît de ses cendres, Europe, belle jeune fille asiatique, attire les faveurs de Zeus. Pour la séduire, celui-ci se transforme en un magnifique taureau qu’Europe s’empresse de caresser. Aussitôt, le roi de l’Olympe l’enlève et, traversant la mer Égée, la porte à notre vaste région. Contemplant la région de sa destination depuis le ciel, Europe réalise la destinée imprimée dans la racine, supposée grecque, de son prénom : large vue. Référé à la langue acadienne, son nom aurait pourtant un tout autre sens : il viendrait d’Ereb, le crépuscule, terme importé par les Grecs pour appeler les Enfers. Telle est l’origine mythique et linguistique du continent séparé de l’Asie par le détroit porteur de taureau, le Bosphore, et s’étendant entre plusieurs mers jusqu’aux colonnes d’Hercule, actuel Gibraltar.
Née d’une volonté de paix aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale (1950), l’Europe devient Communauté Économique (1957) puis Union à ambition et institutions supranationales (1993). Le motif de sa naissance confère à l’Europe sa signification. Non à la guerre et aux régimes antidémocratiques. Oui à la coexistence pacifique et à la coopération féconde des États membres. Mais, contaminée par la lourdeur administrative de son organisation, corrompue par les avantages financiers octroyés à ses fonctionnaires, engourdie par la prolifération, sur son territoire pacifié, de nouvelles formes de violence, l’Europe devient myope : à vue étriquée. Elle pense rester démocratique malgré la montée de l’extrême droite en son sein. Elle se rêve grande puissance alors qu’elle est encerclée de puissances qui visent, ouvertement ou non, sa faiblesse, voire son anéantissement. Elle se targue de défendre les droits humains alors qu’elle tolère leur violation ici, ailleurs, partout. Son union glisse des compromis nécessaires à la compromission périlleuse, le tout dans l’ignorance ou l’oubli de sa raison d’être.
En 1938, le philosophe Husserl évoquait la crise existentielle de l’Europe qu’il plaçait face à une alternative décisive : ou bien l’Europe disparaîtra en devenant de plus en plus étrangère à sa propre signification et sombrera dans la haine de l’esprit et la barbarie ; ou bien elle renaîtra de l’esprit de la philosophie en menant son autocritique et en reliant entre eux savoirs et pouvoirs disponibles. Si les conditions historiques, géopolitiques, sociales et environnementales ont beaucoup changé depuis, le cœur du problème demeure pendant que l’Europe se repose sur ses lauriers fanés. Aboyant bruyamment contre les injustices commises en ses proches frontières et dans les autres régions du monde, elle laisse faire les caravanes tyranniques qui sillonnent son territoire. Face aux menaces des nouveaux dictateurs, elle réagit mécaniquement par des sanctions au lieu de traiter sa crise identitaire en créant des réponses astucieuses.
Comment faire pour que l’Europe renaisse un jour des cendres qu’elle produit elle-même ? En s’appuyant sur sa formidable culture ! Mais comment surmonter l’obstacle de la présence, en son sein, d’une population marquée par le dernier né des monothéismes, l’Islam ? La proposition d’Hubert Védrine est intéressante : en rappelant les créations formidables de la civilisation arabe, en respectant et diffusant l’image d’un Islam créatif et pacifique. En éclairant ceux qui sont tentés par un intégrisme hostile à l’Occident pour combattent eux-mêmes la part obscure de leur tradition. Grecque à l’origine, l’Europe a su composer une civilisation mixte, la gréco-judéo-chrétienne, dont sont nées la Réforme, les Lumières et la Démocratie. L’invention de nouvelles lumières spirituelles n’est-elle pas sa condition de survie ?