La politesse est une vertu mondaine. Elle consiste à polir les angles pour rester en bons termes avec autrui. La politesse a ses codes, et ces codes varient selon les différentes cultures. Ainsi, selon les coutumes, l’invité est sommé de finir le plat offert, quoi qu’il lui en coûte, ou il est censé laisser une part dans son assiette, même s’il désire en jouir jusqu’au bout. Dans les deux cas, il s’agit de plaire à l’invitant : dans le premier, en lui montrant que ce fut délicieux ; dans le second, en lui prouvant que ce fut généreusement abondant. La politesse oscille entre l’élégance et l’obséquiosité, entre le respect des formes et la rigidité. Elle relève de la nécessaire hypocrisie sociale — hypocrisie au sens étymologique de « posture de comédien », qui récite le texte d’un autre.
La civilité, en revanche, est une vertu politique. Elle consiste à tenir compte de la présence des autres dans son comportement public. La civilité est le pendant de la liberté politique, définie négativement comme le devoir de ne pas infliger à autrui ce qu’on ne voudrait pas subir soi-même. Envisagée positivement, elle est la conduite générée par la conscience que l’espace public est un lieu commun, régi par des règles qui sont les mêmes pour tous, lieu où circulent des corps et des paroles, où cohabitent les vecteurs physiques de la mobilité et les individus qui en font usage. La civilité est une vertu démocratique dans la mesure où elle n’est pas imposée par la loi mais dépend des libertés individuelles, de la conscience de partager un bien commun.
Du mot latin pulitus, qui signifie « propre, lisse, paré », la politesse est liée au regard des autres. On soigne sa conduite pour plaire, on applique les codes de son rang pour exhiber son statut social. Du mot latin civitas, qui désigne la cité, la civilité est un rapport à soi et aux autres dans le cadre d’une société politiquement organisée où l’on est citoyen, résident ou passager. Par le biais de la civilité, chacun est lié à cette réalité plus large qu’est la civilisation. Celle-ci renvoie à l’arrachement à la sauvagerie de l’animal humain et à la vigilance pour ne pas sombrer dans la barbarie dont les êtres humains sont capables. Un être « civilisé » est quelqu’un qui assume la coexistence en traitant respectueusement ses pairs, ses frères humains.
Or ce qui frappe aujourd’hui, c’est le retrait de la politesse dans les cercles fermés et l’invasion des lieux communs par une incivilité inédite. Chacun — piéton, automobiliste, vélocipède, usager d’un service public, client d’un magasin — trace sa route ou réclame son présumé dû sans se soucier de la présence ou de la sensibilité des autres. Au moindre obstacle, réel ou imaginé, des insultes sont proférées et des violences sont perpétrées. Les autres, fortuitement rencontrés sur son chemin, apparaissent comme des entraves à écarter ou comme des agents à sa solde. D’où vient cette déchéance ? De la substitution, aux figures exemplaires, d’anti-modèles ? De la montée de l’égocentrisme encouragé par tous les canaux d’information, de formation et de thérapie ? Par le spectacle permanent de la violence qui sévit partout dans le monde ? Plutôt que de ruminer les causes, il est urgent de chercher comment réapprendre le respect civil.